CHAPITRE HUIT
Bien décidé à découvrir la vérité sur la mort d’Andy Glanz, Qwilleran continua sa tournée dans Zwinger Street. Il passa devant Le Roi Lear (fermé), le Dragon Bleu, un magasin de peinture (désaffecté), un bouquiniste et parvint à une boutique intitulée Ann Tique, située en contrebas de l’allée et sentant le tapis mouillé et le bois pourri.
La vieille dame à cheveux blancs assise dans un fauteuil à bascule ressemblait à une aigrette déplumée. Elle regarda ce visiteur en continuant à se balancer.
— Je suis Jim Qwilleran, rédacteur au Daily Fluxion, dit-il de sa voix la plus courtoise.
— Non, je n’en ai plus depuis des années, répondit-elle, les gens préfèrent les manches en porcelaine, aujourd’hui.
— Quelle est votre spécialité, Mrs. Peabody ? insista-t-il, en haussant le ton et en jetant un coup d’œil sur les bibelots invraisemblables rassemblés sur une table.
— Non, monsieur, inutile de discuter. Si mes prix ne vous conviennent pas, tant pis. Quelqu’un d’autre achètera.
Après l’avoir saluée, le journaliste sortit et se rendit au bazar de Papa Popopopoulos, un peu plus loin. En ouvrant la porte, une odeur d’huile d’olive et de bananes trop mûres prenait à la gorge. Assis sur une caisse d’oranges, le marchand lisait un journal écrit dans sa langue maternelle.
— Il fait froid dehors, constata Qwilleran, en se frottant les mains.
— Tabac ? demanda l’autre.
— Non. Je suis seulement entré pour bavarder. À vrai dire, le paquet que je vous ai acheté, hier, était plutôt sec.
Popopopoulos se leva, avec un sourire aimable :
— Des fruits ? Jolis fruits ?
— Non, merci. Vous avez un commerce bien approvisionné. Depuis combien de temps êtes-vous installé à Came-Village ?
— Des grenades ? Jolies grenades…
— Pas aujourd’hui, dit Qwilleran, en gagnant la sortie.
Décidément, il ne tirerait rien des deux protégés d’Andy. Il remarqua, alors, le magasin des Trois Parques, dont la vitrine présentait une aiguière en cuivre, un huilier en porcelaine et l’inévitable rouet. Arch Riker pouvait s’extasier devant ces vieilleries, mais Qwilleran, quant à lui, n’avait nullement l’intention de se laisser séduire. Redressant les épaules, il entra dans le magasin. Dès qu’il eut ouvert la porte, ses narines palpitèrent. Il sentait… mais oui ! Une bonne odeur de soupe de poissons !
Trois femmes vêtues d’une blouse orange arrêtèrent leurs occupations pour le regarder. Pendant un instant, il ne sut que dire. Une petite brune, avec des yeux bleus et des fossettes, était assise devant une table où elle écrivait des cartes de Noël. Une grande rouquine, aux yeux verts et au sourire provocant, polissait un samovar en cuivre, enfin une jeune fille blonde, avec un nez retroussé et de jolies jambes, était grimpée sur une échelle et suspendait des guirlandes de Noël.
— Je suis reporter au Daily Fluxion, dit-il enfin.
— Oh oui ! nous le savons, répondirent-elles en chœur.
— Nous vous avons vu à la vente, ajouta la rouquine, d’une voix rauque, comment n’aurions-nous pas remarqué une moustache aussi conquérante ? Pardonnez-moi de ne pas me lever, j’ai le pied dans le plâtre pour m’être cassé le métatarse. Mon nom est Cluthra.
— Je suis Ambérina, dit la brune.
— Et moi Ivrène, dit la petite blonde, du haut de son perchoir.
— Yvy ! la soupe brûle ! s’écria la rousse, en humant l’air.
La jeune fille sauta de l’échelle et courut dans l’arrière-boutique.
— Voulez-vous prendre un bol de soupe avec nous ? proposa Ambérina.
Prêt à tout, il accepta.
— Ôtez votre pardessus, dit Cluthra, il fait chaud ici. Asseyez-vous. Une cigarette ?
— Je fume la pipe, répondit-il en pensant : « Si seulement les copains du journal me voyaient ! »
Tout en bourrant sa pipe et en prêtant une oreille distraite à deux conversations simultanées, il regarda autour de lui. Il nota au passage des soldats de plomb, des amours en plâtre, un vase de nuit en faïence et une table couverte d’objets en étain. Cela lui donna une idée. Arch Riker collectionnait les étains, c’était l’occasion de lui offrir un amusant cadeau de Noël.
— Ces vieilles boîtes à tabac sont-elles à vendre ? Combien vaut la petite, toute cabossée ?
— Nous en demandons dix, mais, si c’est pour vous, nous vous la laisserons à cinq, répondit Ambérina.
— Je la prends, déclara-t-il, en jetant une pièce de nickel sur la table, sans remarquer l’expression qui se peignit sur le visage des trois femmes.
La plus jeune était revenue et servait la soupe de poissons dans de vieux plats à barbe.
— Le Dragon vient de téléphoner, dit-elle au journaliste, elle vous demande de passer la voir.
— Comment sait-elle que je suis ici ?
— Tout se sait dans cette rue.
Qwilleran amena la conversation sur Andy.
— C’était un garçon formidable, affirma Cluthra, et sa voix rauque se fit plus tendre.
— J’ai cru comprendre que c’était un homme intellectuellement très brillant.
— Cluthra ne s’intéresse pas à cet aspect, ironisa la plus jeune, elle éveille toujours la brute chez l’homme.
— Ivy, es-tu devenue folle ?
— C’est toi qui le dis !
— On ne croirait jamais que nous sommes sœurs, intervint précipitamment Ambérina. La vérité est que nous avons la même mère, mais trois pères différents.
— Ce commerce vous fait-il vivre toutes les trois ?
— Seigneur, non ! J’ai un mari et je ne travaille ici que pour m’amuser. Ivy est encore étudiante aux beaux-arts et…
— Et Cluthra vit de la pension que lui verse son ex-mari, termina la plus jeune, sans tenir compte des regards mécontents de ses sœurs.
— Les affaires ont été mauvaises ce mois-ci, avoua la brune. Sylvia est la seule qui ait travaillé.
— Qui est Sylvia ?
— Une riche veuve, répondit la voix moqueuse, du haut de l’échelle.
— Sylvia vend du rustique.
— Où est son magasin ? Quel est le nom de sa boutique ?
— Sylvia Katzenhide. Sa boutique s’appelle Rustica. Si vous allez la voir, emportez des boules Quiès, car c’est une redoutable bavarde.
Qwilleran quitta les Trois Parques d’un pied léger. Avant de refermer la porte, il avait eu le temps d’entendre Ivy s’exclamer :
— Il est mignon tout plein, non ?
Il caressa sa moustache, hésitant à accepter l’invitation de Mary Duckworth. Il voulait d’abord se rendre chez la loquace Sylvia Katzenhide. Sa liste comportait aussi le nom de Mrs. McGuffey et il se promit d’avoir, tôt ou tard, une conversation privée avec la petite Ivy. Ce n’était qu’une gamine, mais elle avait la langue bien pendue.
Dans Zwinger Street, le soleil avait percé le brouillard et converti la neige en une sorte de gadoue, dans laquelle pataugeaient les piétons. Qwilleran accorda une pensée à Koko et Yom-Yom. Heureux chats, au chaud sur leur coussin, le ventre bien rempli, sans question à se poser ni décision à prendre ! Il n’avait pas consulté Koko depuis longtemps et il décida, brusquement, d’aller le mettre à l’épreuve. Il s’agissait d’un jeu avec le Dictionnaire non abrégé. Le chat plantait ses griffes dans le livre et Qwilleran l’ouvrait à la page indiquée. Le mot en tête de la première colonne offrait habituellement une piste intéressante. Incroyable ? Bien sûr, et pourtant cela avait déjà réussi dans le passé. Il était peut-être temps de recommencer.
Il retourna chez lui et ouvrit la porte de son appartement. Aucun des chats n’était en vue. Cependant, quelqu’un était entré. Qwilleran remarqua certains changements. Les chandeliers en cuivre, sur la cheminée, avaient été remplacés par un petit cochon en porcelaine.
Ayant appelé les chats sans succès, il entreprit de les chercher dans tout l’appartement, ouvrant portes et tiroirs. Il se mit à genoux devant la cheminée et regarda par le conduit. Il était assez peu vraisemblable qu’ils fussent là, mais avec des siamois on pouvait s’attendre à tout.
Pendant qu’il était aplati, la tête dans l’âtre, il eut l’impression d’entendre bouger derrière lui. Il se retourna et vit les deux chats traverser nonchalamment le tapis, Koko quelques pas en avant et Yom-Yom un peu en retrait, selon leur habitude. Leurs deux queues dressées en point d’exclamation, ils semblaient fiers de s’être soudain matérialisés, comme les chats savent le faire.
— Coquins que vous êtes ! s’écria Qwilleran, feignant l’indignation.
— Yaô ? répondit Koko, sur le mode interrogatif, ce qui signifiait : « Tu nous appelles, qu’y a-t-il pour déjeuner ? »
— Je vous ai cherchés partout, où diable étiez-vous cachés ?
Ils paraissaient venir de la salle de bains. Leurs yeux d’un bleu intense flambaient de satisfaction. Yom-Yom tenait une brosse à dents dans son petit museau pointu. Elle la laissa tomber aux pieds de Jim.
— Tu es une bonne chatte. Où l’as-tu trouvée ? Sous la baignoire ?
Yom-Yom s’assit d’un air satisfait et Qwilleran lui gratta la tête, sans remarquer l’expression lointaine de Koko.
— Viens ici, Koko, mon garçon, nous allons jouer ensemble, proposa-t-il, en frappant sur la couverture du dictionnaire pour donner le signal.
Koko sauta sur le gros livre et se mit en devoir de faire ses griffes. Puis il s’éloigna, en direction de la fenêtre, pour surveiller les pigeons.
— Le jeu, Koko, tu te souviens ? Allons, viens jouer, répéta le journaliste, en ouvrant le livre d’un doigt tentateur.
Koko ignora l’invitation. Il était trop occupé à regarder dehors. Qwilleran alla le chercher, en le prenant sous le ventre, et le posa devant les pages ouvertes.
— Allez, vas-y, à toi de commencer.
Mais Koko resta immobile, le dos arqué, les pattes raides, le regard d’une froideur insultante.
— D’accord, laisse tomber, tu n’es plus le chat que tu étais, retourne à tes pigeons.
Et Koko revint vers la fenêtre d’où il observa Ben Nicholas, dans la cour, donnant des miettes de pain aux oiseaux.
En descendant l’escalier, Qwilleran rencontra Iris Cobb.
— Vous amusez-vous à Came-Village ? demanda-t-elle, avec enjouement.
— J’ai découvert des informations intéressantes, répondit-il, et je ne comprends pas que la police n’ait jamais procédé à une enquête au sujet de la mort d’Andy.
Elle eut un geste d’ignorance, tandis qu’une voix mâle et sarcastique s’élevait du magasin.
— Je vais vous dire pourquoi : Came-Village est considéré comme un bas quartier et personne ne se soucie de ce qui s’y passe.
— Cette question exaspère mon mari, murmura Iris. Il est sans cesse en conflit avec la municipalité. Il a probablement raison. La police n’a été que trop heureuse de classer l’affaire. Mais sur quoi reposent vos soupçons ?
— Rien de précis encore, je trouve seulement qu’il y a trop de coïncidences.
— J’espère que vous vous trompez. Cette seule pensée me donne le frisson. Oh ! j’ai vendu les chandeliers en cuivre de votre appartement. À la place, je vous ai mis un petit cochon du Sussex très rare. La tête se soulève et l’on peut boire dedans.
— Merci.
Il fit quelques pas vers la porte et s’arrêta. Cette brosse à dents que Yom-Yom lui avait rapportée était bleue et il venait de se souvenir que la sienne était verte.